Au terme des quarante jours de notre temps du carême, nous entrerons dans les jours de la Passion du Seigneur où l’évangéliste Luc nous fera entendre une des dernières paroles de Jésus : Lorsqu’ils furent arrivés au lieu appelé Crâne, ils crucifièrent Jésus ainsi que les malfaiteurs, l’un à droite et l’autre à gauche. Et il disait : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font ». (Lc 23, 33-34a)
Pardonner !
En ce temps de carême où j’entends beaucoup de confessions, ce qui revient souvent, c’est la difficulté de pardonner. Nous voilà au coeur de notre vie de tous les jours : étant tous offensants, nous sommes tous offensés ; étant tous blessants, nous sommes tous blessés. Et c’est dur de demander pardon comme c’est dur de pardonner.
Un guide de haute montagne qui fait prendre des risques à toute une classe de neige en les emmenant sur des pistes non balisées. Comment pardonner, pour des parents, quand sont morts ceux qui leur sont les plus chers au monde ?
Un couple où soudain l’infidélité de l’un blesse profondément le projet commun bâti sur l’amour. Comment pardonner à l’autre ? Comment demander pardon ?
Parfois, le mal que l’on fait à ceux que nous aimons, le mal qu’on nous fait – et on s’en fait tellement du mal les uns aux autres à force de vivre ensemble -, ce mal n’est-il pas parfois tellement insupportable que le mot même de pardon semble une abdication, une faiblesse lâche, une injustice injustifiable… Dieu a-t-il le droit de nous demander cela ?
Le Christ sur la croix, dépouillé de tout, de ses vêtements, des paroles d’amour qu’il avait prêchées le long du chemin, des gestes de soulagement et d’accueil qu’il avait eus pour les uns et les autres, le Christ sur la croix est à bout de souffle, au bout de ses forces, au bout de cette mission qui semble finir en échec…
On pourrait imaginer au pied de la croix quelque gens moqueur : « Toi qui as dit qu’il fallait pardonner 70 fois 7 fois, pardonne donc maintenant ! » » Toi qui t’étais arrogé le pouvoir de pardonner les péchés, eh bien, c’est le moment de pardonner le nôtre »…
Et c’est comme si Jésus n’y arrivait plus. Lui, de condition divine, il s’abaisse au plus profond de nos incapacités humaines à pardonner vraiment. Jésus, sur la croix, ne pardonne pas à ceux qui le tuent. Trop c’est trop, comme parfois dans nos existences. Il ne pardonne pas mais il en appelle à la miséricorde d’un autre que lui ; il implore le pardon de Dieu pour ceux qui le mettent à mort, sans les accuser : « Ils ne savent pas ce qu’ils font ». Son unique confiance, ce n’est pas en ses propres forces qu’il la place, mais en celui qu’il aime : « Père, pardonne-leur… »
Nos expériences de pardon sont souvent aussi la convocation à aller jusqu’au bout de nous-mêmes. Et c’est loin, le bout de nous-mêmes… Mais nos pardons à donner et nos pardons à demander, Dieu, jamais, ne nous les arrache de façon abrupte. Ne sont-ils pas à chaque fois comme le lieu où s’abandonner, où être patient avec soi-même ; un lieu où l’on abdique tout pouvoir et toute maîtrise, comme le Christ, se dessaisir de tout. C’est remettre à Dieu notre blessure, non pas pour oublier, mais pour la crier avec Lui, et Lui avec nous. « Père, pardonne… »
Le troisième jour, au matin de Pâques, Dieu roule la pierre si lourde de nos tombeaux et fait jaillir de nos profondeurs la parole et le geste de la réconciliation. Et ce n’est pas de notre coeur de chair qu’ils surgissent mais ils sont d’abord un don du coeur du Père pour aider, redresser, soulager, faire de chacun un homme vivant, libre, debout. Nos pardons sont pardons du coeur du Père.
Au jour de la résurrection, la prière du Christ en faveur de ceux qui lui ont pris sa vie humaine est exaucée. Dans la nuit de nos incapacités à pardonner et à demander pardon, l’inespéré surgit : entre l’offensé et l’offensant souffle la douceur du visage de Dieu, comme le Royaume qui naît, comme l’aurore d’un temps de grâce qui vient.
« Père, dit Jésus, déchire ton coeur, pour que ne soient perdus aucun de ceux que tu m’as donnés. Et fais que du coeur de ceux qui croient en moi coulent alors à jamais des fleuves d’eau vive ».
Le temps du carême, c’est prendre quarante jours pour essayer de faire nôtre cette prière du Christ et laisser couler de notre vie les fleuves de vie et de paix qui sont dons de Dieu. Entendons pour cela Marie qui nous redit une fois encore comme aux serviteurs de Cana : « Faites tout ce qu’il vous dira ».



